L’ennui, souvent perçu comme un simple désagrément, joue en réalité un rôle crucial dans l’autorégulation des athlètes, en particulier lors des épreuves d’ultra-endurance. En effet, cet état aversif surgit lorsque l’individu ne parvient pas à engager son attention de manière satisfaisante, créant une envie puissante de détourner son esprit de la tâche en cours. L'ennui impose ainsi de lourdes exigences en matière de contrôle de soi, car persister dans une situation monotone nécessite une mobilisation continue de la volonté pour contrer l’impulsion de « faire autre chose ». Dans ce contexte, l’ennui peut engendrer des sentiments de fatigue mentale et de frustration, et compromettre les performances. Les recherches montrent même que réaliser une tâche facile mais ennuyeuse peut provoquer une fatigue égale, voire supérieure, à celle d’une tâche exigeante en termes de contrôle mental. Ce phénomène est particulièrement fréquent pour les athlètes d’endurance, qui, face à la répétitivité de leurs efforts, doivent régulièrement surmonter l’ennui pour maintenir leur performance. Pour un athlète d’ultra-endurance, comprendre et apprivoiser l’ennui est essentiel, car il peut devenir l’une des clés de la réussite, là où le corps n’est plus le seul à lutter. Cet article explore en profondeur comment l’ennui, loin d’être un obstacle anodin, constitue un défi mental de taille pour les sportifs en quête de dépassement, et comment sa gestion peut influencer leur succès dans les épreuves d'ultra-endurance.
L’ennui en ultra, un passage obligé ?
Contrairement à d’autres formes d'efforts physiques où la cadence change souvent (sprints, obstacles, exercices variés), l’ultra-endurance est marquée par une répétition prolongée et presque hypnotique des mêmes gestes. Cette régularité peut conduire l'esprit à se “déconnecter” de l'effort. Cependant, pour un athlète qui s'efforce de pousser ses limites, cette déconnexion est un piège. La course d'ultra-endurance semble, de l'extérieur, particulièrement propice à l’ennui : elle implique des mouvements répétitifs à faible intensité, souvent dans des environnements monotones avec peu de stimulation, comme des déserts sans repères visuels ou des parcours de nuit plongés dans l’obscurité. Ces épreuves sont aussi extrêmement exigeantes, à tel point que même les athlètes bien préparés peuvent échouer, comme lors des célèbres Barkley Marathons où, certaines années, personne n’atteint la ligne d'arrivée à temps. Paradoxalement, malgré ce potentiel d’ennui, les épreuves d'ultra-endurance (plus de 6 heures) gagnent en popularité depuis 25 ans (Scheer V. Participation Trends of Ultra Endurance Events. Sports Med. Arthrosc. Rev. 2019). Les athlètes, loin de les percevoir comme ennuyeuses, semblent y voir un moyen de fuir l’ennui quotidien, recherchant la nature, le dépassement de soi et des expériences marquantes. Ainsi, si ces sports présentent des éléments propres à induire l’ennui – répétition, monotonie, difficulté (Source : Moynihan A.B., Igou E.R., van Tilburg W.A.P. Existential Escape of the Bored: A Review of Meaning-Regulation Processes under Boredom.) – les ultra-athlètes semblent moins affectés par celui-ci que le grand public, et trouvent dans leur discipline un élan d’évasion et de sens.
L'ennui : Pourquoi est-il une menace pour la performance ?
Lorsque l'ennui s’installe, il n’est plus juste question d’une baisse de motivation ; il devient un puissant amplificateur de la fatigue, transformant chaque kilomètre en épreuve mentale, où la perception de l’effort s’intensifie de façon écrasante.
L'ennui active des processus cognitifs liés à la fatigue mentale. Lorsqu'un athlète s’ennuie, son esprit n’est plus focalisé sur l’instant présent et le contrôle de la performance ; il dérive, entraînant un manque de concentration qui alourdit chaque geste et amplifie la perception de la douleur. De même que les risques de blessures augmentent, si l’athlète est moins focus sur un terrain technique par exemple. Cet état fait souvent basculer l’athlète dans un cycle négatif où le moindre inconfort devient insurmontable, une pensée d’abandon peut s’insérer dans son esprit et grandir, transformant un simple défi d’endurance en une bataille mentale intense.
Un coureur qui ressent de l'ennui pendant une course devra donc mobiliser sa volonté pour continuer malgré l'envie d’abandonner induite par l'ennui. En cohérence avec cela, l’ennui peut provoquer des sentiments de fatigue ou de frustration, et même nuire aux performances. En effet, dans une étude expérimentale de grande envergure, (Source : Milyavskaya M., Inzlicht M., Johnson T., Larson M.J. Reward Sensitivity Following Boredom and Cognitive Effort: A High-Powered Neurophysiological Investigation) ont montré que réaliser une tâche facile mais ennuyeuse induisait des sensations de fatigue qui pouvaient surpasser la fatigue ressentie lors de la réalisation d'une tâche censée être plus exigeante en termes de contrôle mental.
La Résilience Mentale : Transformer l'Ennui en Force
La résilience mentale est ce qui distingue l’athlète capable de gérer l’ennui de celui qui y succombe. Certains coureurs adoptent des techniques de pleine conscience pour ramener leur esprit dans l’instant présent. Plutôt que de lutter contre l'ennui, ils s'efforcent de se concentrer sur leurs respirations, sur la sensation du sol sous leurs pieds, ou même sur les éléments naturels qui les entourent, comme le bruissement des feuilles ou le rythme de leur propre cœur. Cette approche les aide à transformer ce qui aurait pu être une source d'ennui en une source de force, un état de “flow” qui rend chaque instant important et chaque mouvement significatif.
En ultra-endurance, chaque distraction positive devient un soutien mental. Lorsqu’un athlète parvient à trouver dans l'ennui un espace de méditation active, il déconnecte son esprit de la souffrance en se focalisant sur le moment présent ou la prochaine “petite étape dans l’étape” à venir comme le prochaine ravitaillement par exemple. Cet état de concentration, souvent appelé “être dans la zone” ou “flow”, permet de réduire la perception de l'effort, en rendant le corps et l’esprit en harmonie. Cela devient alors une expérience d’endurance où le coureur est acteur de chaque étape, plutôt que spectateur de sa propre souffrance.
Structurer sa Course pour Rompre la Monotonie
D’autres athlètes adoptent une approche stratégique en fractionnant mentalement leur course. Plutôt que de considérer l'épreuve comme une interminable boucle de 24 heures, ils la divisent en petits jalons : ravitaillements, changements de vêtements, temps forts à célébrer. Ces petits objectifs deviennent des sources de motivation, des étapes où chaque moment peut être célébré comme une victoire. Par exemple, atteindre un point de ravitaillement devient une occasion de recharger ses batteries, de se projeter dans le prochain segment et de renouveler son engagement.
La segmentation mentale des objectifs est un puissant antidote contre la lassitude. En fragmentant le parcours, l’athlète ne perçoit plus la course comme une masse insurmontable, mais comme une succession de petites étapes atteignables. Ce processus de “mini-objectifs” booste le moral, crée une récompense psychologique à chaque palier, et permet de garder le contrôle sur le déroulement de l'épreuve. Au lieu de se laisser happer par la monotonie, l’athlète se fixe de nouveaux défis à court terme, rendant chaque segment de course motivant et accessible.
L’Impact Réel de l’Ennui sur la Performance Physique
Si l’on pense souvent que l’ennui est purement mental, il a aussi des répercussions physiques bien réelles. Des études montrent que l’ennui augmente la perception de l’effort. En d'autres termes, un athlète qui s’ennuie ressentira son effort comme étant plus intense et plus pénible, même s'il conserve le même rythme. Cela peut se traduire par un ralentissement involontaire, une baisse de l'efficacité énergétique et, finalement, une performance réduite.
La performance en ultra-endurance n’est pas uniquement une question de force physique, mais aussi de gestion mentale. En luttant contre l’ennui, l’athlète économise son énergie mentale, prévient la fatigue cognitive, c'est-à-dire un usage optimisé de ses ressources physiques et mentales. La lutte contre l'ennui devient alors un investissement direct dans la performance.
Les Stratégies Anti-Ennui : Construire Son Plan Mental
Pour ne pas être pris au dépourvu, de nombreux athlètes préparent un véritable plan mental anti-ennui avant leur épreuve. Certains téléchargent des playlists de musique soigneusement choisies, d’autres pratiquent des exercices mentaux comme les jeux de calculs ou la répétition de phrases motivantes. Certains coureurs s’entourent également d’une équipe d’assistance ou de partenaires de course qui les relancent, créant des moments d’échanges ponctuels qui interrompent la monotonie. Ces pratiques offrent un soutien externe, renouvelant leur motivation et leur permettant de surmonter les phases les plus difficiles. ***(Mateo A. 10 Expert Tips to Beat Mental Boredom During a Marathon. Runner’s World. Oct 29, 2018.)
Visualiser son entraînement : Se représenter mentalement les étapes et les objectifs de son parcours qui ont mené jusqu’à la course.
Découper la distance : Fractionner la course en sections plus petites et plus gérables.
Accélérer le rythme : Changer de cadence par moments pour rompre la monotonie.
Se concentrer sur quelqu’un d’autre : Observer d'autres concurrents ou se focaliser sur un partenaire de course.
Trouver une distraction : Utiliser des éléments extérieurs ou des pensées positives pour se changer les idées.
Construire un réseau de soutien : S'entourer de proches ou de coéquipiers pour maintenir la motivation.
S'appuyer sur la foule : Puiser dans l’énergie des spectateurs pour garder l'élan.
Se rappeler pourquoi on est là : Garder en tête ses objectifs et ses motivations profondes pour rester concentré.
Chaque athlète d'ultra-endurance sait que la préparation mentale est aussi essentielle que l’entraînement physique. Disposer d’une série de stratégies anti-ennui à appliquer lors de l’épreuve permet d’éviter les “coups de mou” psychologiques. Ces techniques aident à maintenir une concentration, préviennent la déconnexion mentale et stimulent la motivation, surtout quand la fatigue atteint son paroxysme. S’entourer de distractions et de soutiens devient ainsi une partie intégrante de la préparation, autant que la nutrition ou le choix de l’équipement.
Introduire l’ennui, épreuve invisible, à la préparation mentale.
En ultra-endurance, l'ennui est une épreuve invisible qui, bien souvent, détermine le succès ou l’échec de la course. Pour les athlètes qui souhaitent exceller, la gestion de cet ennui doit être intégrée à leur préparation, au même titre que l’entraînement physique et la planification nutritionnelle. En apprenant à accueillir l’ennui, en le transformant en une opportunité de méditation active ou en le contournant grâce à des objectifs segmentés, ils transforment un obstacle mental en allié. Gérer l’ennui, c’est en fait gérer l’épreuve elle-même, car au-delà de l’endurance physique, l’ultra se joue dans l’endurance mentale.
Pour chaque athlète, la clé est de trouver les outils qui fonctionnent pour soi. Les courses de longue distance ne pardonnent pas, et un mental préparé à faire face à l’ennui est un mental prêt à affronter la distance. L’ennui, bien compris, devient alors un levier d’apprentissage, une source de dépassement et un moyen d'explorer ses limites au-delà des simples kilomètres parcourus.
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